Par le théologien de Bruxelles, Mouhameth Galaye Ndiaye
Depuis ma plus tendre enfance, deux aspects fondamentaux de la personnalité de Sérigne Fallou, ou Cheikh Mohamed Al-Fadil, m’ont profondément marqué. Bien qu’il existe sans doute d’autres éléments tout aussi remarquables dans sa vie exemplaire, ces deux caractéristiques m’apparaissent comme étant particulièrement significatives dans la portée de son influence et la richesse de son enseignement.
Le premier aspect réside dans la manière dont il nous a enseigné, à travers sa propre expérience de vie et ses relations avec les disciples mourides et non-mourides, ce que signifie être un véritable disciple. L’une de ses citations les plus célèbres est : « Je suis le Sénégal (Maay Sénégal) ». Cette phrase, empreinte de profondeur, indique que, bien qu’il fût un disciple profondément attaché à la communauté mouride, Sérigne Fallou a su transcender les clivages communautaires et confessionnels pour incarner l’homme universel, celui de la Umma. Il n’agissait pas selon le principe sectaire de « celui-ci est des nôtres », mais plutôt selon celui, plus inclusif, de « nous sommes frères dans ce pays », un pays où les liens de sang et de résidence existent depuis des siècles. Grâce à cette vision holistique, Sérigne Fallou a pu établir des relations de fraternité et de soutien mutuel avec des figures emblématiques comme Léopold Sédar Senghor, l’ancien président du Sénégal, bien que ce dernier fût chrétien. À son égard, il disait : « Senghor séng sakaw », ce qui peut être traduit par « Senghor est au-dessus de tous », malgré la présence d’un autre candidat musulman, réputé pour la pureté de sa foi, en lice pour la présidence du Sénégal.
Le second aspect majeur de la vie de Sérigne Fallou réside dans sa capacité à traduire, non seulement par sa conduite mais aussi par son œuvre poétique, les principes du Mouridisme et la philosophie spirituelle qu’il défendait. Il ne se contenta pas d’enseigner comment être un véritable disciple mouride ; il consigna également cet enseignement dans un poème d’une beauté sublime, où chaque vers témoigne de sa sincérité et de son profond attachement à son maître spirituel, Cheikh Ahmed Bamba, qui était également son père. Ce poème, empreint de dévotion, exprime avec éclat la manière dont Sérigne Fallou se soumettait à l’autorité spirituelle et la sacralité du lien maître-disciple :
« Ô précieux maître spirituel, en toi repose l’espoir,
ô toi qui as ouvert ce qui était auparavant fermé.
Je te dédie mon statut de fils, en échange d’un statut de disciple,
afin d’obtenir le pouvoir d’accomplir des choses extraordinaires.
Après que tu l’aies accepté de ma part,
je te l’ai offerte sans condition.
Accepte-le, ô refuge de générosité,
tu es toujours parmi les créatures un monument.
Par égard pour ton préféré, celui à qui tu rends service,
le meilleur des hommes parmi les anciens comme parmi les derniers,
Que la prière et le salut du Seigneur soient sur lui,
ainsi que sur sa famille et ses généreux compagnons. »
Ces vers nous invitent à une profonde réflexion sur la relation entre le maître spirituel et son disciple, relation d’une dimension spirituelle infinie. Sérigne Fallou comprenait que les liens du sang, bien que fondamentaux, doivent être subordonnés à ce qui est réellement essentiel pour l’âme humaine : la relation sacrée entre le maître spirituel et son disciple. Cheikh Ahmed Bamba, dans son enseignement, soulignait avec insistance que les bénédictions divines, la miséricorde et les influences spirituelles ne peuvent être reçues que par un engagement sincère et une éducation spirituelle authentique. Il disait à ses disciples ainsi qu’à ses enfants : « Aucun d’entre vous ne bénéficierait des bénédictions, des influences divines et des souffles de miséricorde que j’ai reçus de Dieu, si ce n’est par une éducation spirituelle authentique et un attachement sincère en tant que disciple. » Et il ajoutait : « Il existe deux types de fils : celui du sang et celui de l’âme. Le fils du sang hérite des biens, tandis que le fils de l’âme hérite de l’état spirituel. »
Cheikh Ahmed Bamba ajoutait également, avec sagesse : « Suivre le Maître spirituel est plus important que suivre le père, car le père ne veille que sur le corps, dont le sort peut-être le paradis ou l’enfer. Tandis que le Maître spirituel éduque l’âme, et en l’élevant vers Dieu, il lui garantit assurément le Paradis. »
C’est cette même vision, nourrie des enseignements soufis les plus sublimes, qui guida Sérigne Fallou. Il avait une conscience aigüe de la lourde responsabilité que son père assumait dans l’éducation des âmes, dans la transmission de la lutte contre les passions et dans l’élévation spirituelle de ses disciples. Sérigne Fallou comprenait que la connaissance véritable de Dieu, qui se trouve au-delà des liens de filiation, ne peut être atteinte que par l’éducation spirituelle, la purification de l’ego et un attachement authentique à un Maître spirituel. Dans les écrits de son père, ces paroles soufies résonnent puissamment : « Celui qui s’attache au lien sera lié, mais celui qui s’attache à son contraire sera détaché. »
Son père disait aussi :
« Il est de devoir de suivre les pas de ceux qui suivent le Messager,
que la paix de Celui qui exauce les prières soit sur lui.
Parmi les maîtres spirituels parfaits de la religion,
ceux en qui ne se voient que de belles conduites. »
Ainsi, Sérigne Fallou sut concilier son appartenance à la voie mouride avec son appartenance à une communauté plus vaste, celle du Sénégal, et même de l’humanité. Il croyait fermement en la pluralité et rejetait toutes formes de divisions sectaires, d’extrémisme ou de rigidité dogmatique. Ce pluralisme éclairé, cette ouverture d’esprit et cette capacité à transcender les différences humaines sont les caractéristiques majeures des véritables leaders spirituels à travers l’histoire. Ils sont capables de briser les barrières et de transcender les clivages étroits pour s’élever vers une vision plus vaste de l’humanité.
Sérigne Fallou, en ce sens, est le « ‘Içâm » de son époque. Dans la littérature arabe, « ‘Içâm » est une figure légendaire qui disait : « L’âme d’Içâm a anobli ‘Içaâm, elle lui apprit l’art d’attaquer au combat et la bravoure. » Cette citation illustre parfaitement l’idée selon laquelle l’individu doit se vanter, s’il le faut, de ses propres efforts et acquis, plutôt que de se reposer sur une gloire héréditaire ou sur l’appartenance à une famille noble par son statut social.
Au-delà de tout cela, Sérigne Fallou incarnait la sagesse sénégalaise par excellence. À travers ses gestes quotidiens, ses discours empreints de modestie, mais aussi son humour subtil, il parvenait à toucher l’âme des gens, mourides ou non. Une anecdote célèbre, rapportée dans le folklore populaire, témoigne de cette sagesse. Un jour, alors qu’il circulait en voiture, il croisa des disciples mourides qui, voyant leur guide, l’arrêtèrent et lui demandèrent de les prendre avec lui. Une fois arrivés à destination, l’un d’entre eux s’écria : « Ce sera ainsi le Jour Dernier, tu nous trouveras sur le chemin et tu nous amèneras au Paradis. » Sérigne Fallou, avec un sourire empreint de sagesse, répondit : « Cela dépend seulement si je vous trouve sur le chemin. » Par cette réponse, il soulignait que seul celui qui suit la voie de la droiture, telle que définie par le Seigneur, mérite d’être conduit vers le Paradis.
Son califat, qui s’étendit du 14 juillet 1945 au 7 août 1968, soit 23 ans, fut marqué par d’importantes réalisations. Il acheva la construction de la grande mosquée de Touba, inaugurée en 1963, conformément au vœu de son père, Cheikh Ahmadou Bamba. Il poursuivit le lotissement des terres et leur distribution, contribuant à l’essor économique de la ville sainte. Il initia également des projets majeurs tels que la construction du marché Occaz, de nombreuses mosquées et l’électrification de Touba.
Sérigne Fallou, à travers son œuvre poétique et spirituelle, a laissé un héritage littéraire et intellectuel d’une rare densité. Ses poèmes abordent des thèmes variés mais toujours en lien avec sa société, qu’il s’agisse de prières, de panégyriques ou de précieux enseignements spirituels.
Le Sénégal, dans sa diversité religieuse et spirituelle, n’a pas seulement besoin d’un seul Sérigne Fallou Mbacké, mais de plusieurs figures spirituelles empreintes de la même sagesse, de la même ouverture et du même attachement profond à la vérité. Dans un contexte où les tensions et les divisions semblent parfois se multiplier, l’enseignement de Sérigne Fallou, incarnant la fraternité et l’unité, apparaît plus que jamais nécessaire pour créer un climat de réconciliation et de cohésion sur le sol sénégalais.
Sérigne Fallou a su transcender les frontières de la communauté mouride pour devenir un symbole de l’unité nationale, un guide spirituel capable de rassembler les cœurs, quelles que soient les appartenances ethniques ou religieuses. Dans un monde en constante mutation, marqué par la complexité des rapports sociaux, le modèle de Sérigne Fallou nous rappelle l’importance d’une spiritualité fondée sur l’amour, la solidarité et la tolérance. Ainsi, le Sénégal d’aujourd’hui aurait besoin de plusieurs leaders spirituels, animés de la même vision et du même esprit, afin de susciter un renouveau dans l’âme de la nation et de rétablir la paix sociale. Ces figures pourraient être les catalyseurs d’une réconciliation profonde et durable entre les différentes composantes de la société sénégalaise, car c’est dans la pluralité et l’unité que réside la véritable force de notre pays.
En ce jour de « Magal Kazzu Rajab », qui marque un moment spirituel privilégié pour les mourides et au-delà, rendons hommage à la mémoire de Sérigne Fallou, ce phare lumineux dans l’obscurité des défis sociaux et spirituels. Nous prions pour que l’âme de ce grand homme continue d’inspirer les générations futures, et qu’Allah lui accorde sa miséricorde et ses bénédictions. Dieuredieuf Sérigne Fallou, qu’Allah t’agrée et te couvre de Sa miséricorde.